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jeudi 31 janvier 2008

Cuba, la québécoise

Dernière variation sur le thème; c'est promis.

Deux semaines après mon retour du pays où Fidel est seul maître, des images de la faune de touristes québécois qui peuple les tout-inclus qui parsèment la campagne havanaise me reviennent en tête. Pas d'Elvis Gratton au Blau Arenal Club, le trois-étoiles qui nous a accueillis avec ses nombreux sourires et attentions. Pas de Bob Gratton, donc, mais des personnages - c'est le mot - plus savoureux les uns que les autres.

La première journée, c'est un clone de Gilles Proulx que je remarque. Fin soixantaine, probablement, cheveux tout blancs, bedaine proéminente, des R qui claquent sur le bout de sa langue lorsqu'il parle des voyages qu'il a effectués. Comme manière de contact, il me demande si je suis allé en Grèce (mon t-shirt à 20 $ de chez Simons arbore les couleurs de l'équipe nationale grecque de soccer). Il m'apprend être déjà allé. Rapidement - et étrangement -, c'est une espèce de confiance qui s'insinue en moi quand j'aperçois Gilles dans les parages. Je suis incapable de l'expliquer. Il incarne peut-être une sorte de father figure à qui je peux aller raconter mes doléances, le cas échéant. Chaque jour, Gilles squatte une nouvelle tablée à l'Oasis - c'est le resto où se trouvent les deux plus beaux mots de la langue française : à volonté -, y allant de ses anecdotes, de ses expériences de voyage, et sans doute de quelques conseils financiers, lui qui a l'air un peu courtier d'assurances. Le baby-boomer type qui prodigue ses bonnes paroles à tous vents... sans qu'on ait véritablement demandé du vent. Surtout pas à Cuba.

Il y a aussi cet homme, sans doute père de famille, début cinquantaine, qui attend impatiemment au comptoir où le cuisinier cubain - pourvu d'un chapeau de chef purement superfétatoire, vu la qualité moyenne de sa bouffe - fait trop cuire le poisson. L'homme m'affirme provenir des Laurentides. Son visage rougeaud n'a même pas à trahir le malaise de Johnny : il m'affirme que Cuba est trop chaude pour lui. « Ma femme aime ça, mais moi, je trouve ça trop », admet-il. Johnny peste presque intérieurement contre le cuisinier et sa manie de trop cuire. La sueur perle entre son nez et sa lèvre supérieure. Il regrette sûrement de ne pas avoir conservé la moustache touffue à la Ned Flanders qu'il porte peut-être parfois, dans le confort de son bureau chez Toyota Sainte-Agathe.

Quelquefois, je croise ce grand homme - non pas qu'il ait réalisé quoi que ce soit d'admirable (du moins pas à Cuba) mais une fois déplié, il doit mesurer dans les 6 pieds, 6 pouces - originaire, lui aussi, du Lac-Saint-Jean. Retraité, sans aucun doute possible. Il paraît bourru et constamment éméché ou du moins endormi. Sa femme et son fils (qui l'accompagne ainsi que sa blonde) l'ont probablement convaincu de quitter le Lac-Bouchette le temps de 2-3 tempêtes, mais le bonhomme s'ennuie de sa souffleuse, de son Ski-Doo ou de sa TV. Peut-être même des trois en même temps.

Notre deuxième journée a été marquée par la première des deux visites à La Havane. Sur le chemin du retour, c'est un couple étrangement assorti qui a tenté de nous requinquer et de nous redonner le goût de retourner nous faire quémander de l'argent et des vivres. Elle, elle s'aide à marcher au moyen d'une canne. Pas vraiment jolie mais l'air sympathique. Française qui se québécise, du moins sur le plan lexical. Avec le recul de deux semaines, je me rends compte que je ne connais pas son nom ni son âge; que tout ce que je sais d'elle, c'est qu'elle est affligée de pieds enflés (d'où la canne). Appelons-la Oedipe, puisque c'est bien une enflure à cette partie de l'anatomie, précisément, que désigne le nom du roi qui n'haïssait pas sa mère. Oedipe Piaf, tiens, vu ses origines.
C'est sûrement parce que sa femme a de trop gros pieds que son obèse de mari ne danse pas avec elle, après le souper, lorsque l'orchestre latino installe ses pénates dans le hall du Blau Arenal Club. Le type prend de la place, dans tous les sens : à gauche, à droite, en haut, en bas - il se répand partout. On soupçonne qu'il était, à la petite école, le gros de service à qui tout le monde lance le ballon dans le ventre dans la cour de récréation. Oh, ne le prenez pas tout de suite en pitié; il s'en est bien remis. Quand on a l'air, comme lui, imbécile heureux, quand on porte à 45 ans une casquette d'enfant trop petite pour son crâne aussi enflé que les pieds de sa femme, on ne mérite pas tant d'empathie. Il est originaire de Ville Mont-Royal; il nous l'a appris dans la navette de retour, sans qu'on lui demande. (C'est fou le nombre de choses qu'on réussit à apprendre sans le vouloir, dans la vie.) Ce que je sais de lui, à part ça? Il aime le cidre de pomme et les fraises de l'île d'Orléans, mais déteste essayer de stationner dans le Vieux-Québec (ouais, ben ça, il est pas seul). Ce qui frappe, d'abord et avant tout, dans son cas, c'est cet accent im-pos-si-ble qu'il se donne - sans doute, de son point de vue, afin d'« accoter » sa femme, mais il n'est pas crédible pour cinq pesos. Essayez d'imaginer l'accent français fatigamment traînant et snobinard de Fanny Ardent dans la bouche d'un parvenu de Ville Mont-Royal qui est venu à Cuba tenter de trouver des amis qu'il n'a jamais réussi à se faire dans son patelin.

Quelques jours après notre arrivée, on découvre sur la terrasse de l'Oasis une grande blonde, mince et séduisante, qui paraît vraiment bien, et celui dont on se doute qu'il lui sert de chum. Du moins pour la semaine. À Laval ou à Drummondville, cette fille-là fait peut-être des ravages, doit briser les coeurs au rythme des drinks qui lui sont offerts. Mais à Santa Maria del Mar, elle sera passée presque inaperçue, vu l'emmerdement solide qu'on lit sur son visage. Pas un seul sourire en près d'une semaine. Pas une once de sociabilité. Je dis qu'elle sera passée presque inaperçue, parce que la seule chose (c'est le cas de le dire) d'elle ayant sans doute laissé sa marque à Cuba (dans le sable de la plage, du moins), c'est la paire de seins fantasmagorique qui saillit devant elle. Hallucinant. Comme on n'en trouve nulle part ailleurs que sur les tablettes des cliniques de chirurgie. Mademoiselle Feu l'a décrété : ce sont des faux. Et ce n'est pas que Cuba n'a pas tenté de les éprouver : trois jours de grand vent, du 14 au 16. Ils sont restés de marbre. Proéminents, je vous dis; à un point tel que la blondinette - qui détient probablement un DEC en administration qu'elle aura complété pour travailler à la Caisse populaire que dirige son père, mais qui n'a probablement pas idée de qui, pour l'amour du Ciel, est Vincent Lacroix - ne peut laisser ses bras comme tout le monde suivre le long de son corps : elle est donc adepte du « style papillon » - mains sur les hanches, afin 1) de dégager le galbe de son cadeau de Noël, question de survie, et 2) de bien mettre ce dernier en évidence, question de faire saliver les Cubains. Ingénieux, quand même. Pour l'efficacité et la grâce de son style, on l'a baptisée Mariposa (papillon, en espagnol).
Le chum de Mari, lui, c'est une autre paire de manches. En fait, pour rester dans la rime, je dirais que c'est peut-être d'une autre paire de hanches qu'il a besoin, à Noël prochain. Sa démarche donne la nostalgie de Caliméro : il est un canard presque parfait, qui se dandine en marchant depuis assez longtemps pour être capable de nous convaincre, après un ou deux aller-retour au buffet et un tour de piscine complet, qu'il ne se force pas pour imiter quelqu'un que seuls lui et sa Mariposeuse connaîtraient. Le Ti-Gros Connaissant de Ville Mont-Royal n'a qu'à bien se tenir : le gringalet qu'on devine être le détenteur d'une Honda Civic modifiée le concurrencera toute la semaine pour l'obtention du titre du touriste à l'air le plus idiot. Un phénomène de fadeur. Si au moins Mademoiselle Feu avait pu se rincer l'oeil autant que les hommes pouvaient le faire devant le style papillon parfaitement maîtrisé de Mariposa (Patrick Roy peut bien se rhabiller)... Nada. La chèvre que nous avons vue servir de sacrifice sur la plage, un après-midi venteux et gris, était investie d'une plus grande volonté de continuer à voir le monde que ce décrocheur inconscient de la beauté de sa blonde et incompétent à tenter de la rendre heureuse et épanouie au cours d'un voyage qui leur a coûté, soit, moins cher que la poitrine de Mari, mais quand même...

Je souris en repensant à cette faune bigarrée, et certains Cubains sourient peut-être aussi en se rappelant ces clients qu'ils ne reverront plus. Seulement, cet épisode d'une semaine me révèle que sauf quelques touristes plus bavards, la plupart d'entre nous ne sommes pas enclins à aller quérir chez l'autre les raisons qu'il a de s'exiler, voire les motifs de son existence. Je ne connais que quelques bribes superficielles à propos de ces ombres qui se sont profilées autour de moi au Blau Arenal Club. Ce que je viens de raconter, ce sont les histoires que je leur ai imaginées. Elles sont sans doute fausses.

Le jumeau de Gilles Proulx est peut-être forcé de voyager seul depuis des années. Sa femme est peut-être décédée trop jeune. Elle aimait peut-être parcourir le monde avec lui. Gilles aurait peut-être souhaité demeurer chaque fois à la même table, à l'Oasis - celle de son épouse.

Johnny Rougeau est peut-être allé se refaire une santé à Cuba, travaillant sans doute trop comme nous tous. C'est peut-être l'hypertension, et non pas le soleil, qui lui a rendu le visage érubescent. Son épouse l'aura peut-être simplement convaincu de penser à autre chose, le temps de quelques jours, que le nombre de Yaris qu'il doit vendre chaque semaine.

Le géant du Lac-Bouchette est peut-être allé à Santa Maria del Mar de reculons, mais pour mieux connaître son fils et la blonde de ce dernier. Il aura amené sa femme avec lui, question qu'elle agisse comme courroie de transmission entre son coeur et celui du jeune homme. Son air endormi, il l'acquiert peut-être au nombre de nuits blanches qu'il passe à chercher comment dire à fiston qu'il est fier de ce qu'il est devenu, lui qui provient d'une génération au coeur muet.

Ti-Gros Connaissant a peut-être rencontré Oedipe Piaf en voyage, quelque part dans le monde. Ils se sont trouvé l'affinité des affinités : leur solitude. Il lui a promis de prendre soin d'elle, de la faire voyager, de la prendre sur son dos s'il le fallait, elle qui arrive difficilement à marcher. De lui donner toute l'attention que mérite chacun dans la vie.

Mariposa a peut-être consenti à venir à Cuba avec le gringalet à la Honda pour rapiécer leur couple improbable et dépareillé ou, mieux, pour l'officialiser. Il veut lui montrer qu'elle vaut plus que quelques drinks au bar du coin et qu'il peut lui offrir du soleil malgré des études avortées qui ne lui procurent pas un salaire décent.

Ils étaient peut-être des dizaines, tout autour, entre deux cervezas, à conjecturer sur mon histoire. À chacun la sienne - ou LES siennes, puisqu'on sait que chaque histoire comporte trois versions.

La mienne.
La vôtre.
La vérité.

SL




1 commentaire:

Anonyme a dit…

Monsieur Feu,

Wow.

Re-Wow.

Voilà certainement ton meilleur billet, mis à part évidemment ton tout premier, consacré à ton oncle Normand, qui était un direct au coeur.

J'ai revécu en te lisant la semaine que j'ai passée à tes côtés -- à ne pas me régaler l'oeil de beaux touristes mâles venus prendre un peu de rouge sur leur peau blanche -- mais me régalant (et c'est diablement mieux), chaque minute, de ta beauté à toi et de nos histoires inventées.

Tu ne serais pas mon amour, tu serais un pur inconnu, vieux de 94 ans, obèse et puant, édenté, borgne (!) et je te dirais la même chose : tu écris bien, Monsieur Feu.

Tu sais admirablement saisir le détail, faire des parallèles.

Et j'adore ta finale sur les 3 versions.

Mademoiselle Feu,
qui demandera à Noël la même chose que Mariposa, tiens ! hihi