"Un seul être vous manque et tout est dépeuplé"
Alphonse de Lamartine, "Le lac"
Alphonse de Lamartine, "Le lac"
Une amie s'est suicidée au cours de la dernière semaine. Jusque-là, j'avais été exempté d'être touché par cette espèce de loterie morbide (in)digne de celle que racontait Carmen Marois dans une de ses nouvelles ("La loterie", dans L'amateur d'art, éditions Préambule, 1985).
Marylène vient d'enlever au monde une belle âme. Une belle personne. Un grand talent. Une auteure-compositrice-interprète responsable, engagée, lumineuse même, aussi étrange que peut paraître l'épithète aujourd'hui. Une enseignante-guide comme il s'en fait sans doute trop peu.
J'avais publié, il y a plusieurs années, un humble texte que je n'arrive pas à retrouver, à la suite du suicide d'un jeune homme de 14 ans, originaire de mon coin de pays. La nouvelle m'avait secoué, comme la ville entière bien entendu. J'avais mis en parallèle le décès inopiné de ce jeune homme avec les prouesses de jeunes lutteurs de 16 à 25 ans que j'étais allé voir dans le sous-sol d'un centre communautaire à Limoilou. Mon titre : "Le goût de vivre", emprunté à celui d'une nouvelle de Stephen King. Grosso modo, je relevais la passion de ces jeunes athlètes insouciants qui, paradoxalement, mettaient leur vie en jeu, ni plus ni moins, chaque vendredi soir pour l'amour du spectacle qu'ils offraient. Et je supputais que le jeune suicidaire de 14 ans n'avait peut-être pas de passion qui lui eût permis de s'accrocher à la vie.
Chaque nouveau suicide éradique les conjectures qu'on avait prises pour des certitudes. Il y a un mois, une jeune fille de 7-8 ans s'est jetée du haut du pont, derrière la propriété de mon père. Heureusement, elle s'en est sortie. On pourra sans doute lui demander si, à son âge, il est possible d'avoir (déjà) une passion - et s'il est possible d'être déjà désemparée au point de refuser de vivre.
Marylène était une passionnée comme j'en connais peu. Et vlan. Une autre théorie fumeuse partie en fumée.
La mort fait de nous des vers. Des vers qu'on sectionne en deux et qui, sous l'effet de choc, s'agitent en tous sens à la recherche de la suite d'eux-mêmes. Et quand on les observe attentivement, on les voit se recroqueviller, ramener vers eux cette extrémité mise à vif, comme pour protéger ce qu'il reste de ce qu'ils ont été.
S'il recelait une part d'humanité, le ver tendrait probablement un miroir devant son embout meurtri; question de s'imaginer encore complet, question de mettre une image sur cette partie de lui-même qu'il sent encore palpiter jusque dans sa tête.
***
Le suicide de Marylène m'expose mon égoïsme. Le sien. Pourquoi laisser en friche les racines du bonheur qui avaient timidement crû dans cette terre qu'on ne jugeait plus arable? Pourquoi amputer d'elle-même tous ceux qui l'aiment - et celui qu'elle a créé du bout des doigts, de lumière et d'espoir?
Aujourd'hui, le ver que je suis cherchait un miroir. Je me suis fait prendre au piège. J'ai imité la mère de Lance, le suicidaire de Gazole, ce petit roman sombre de Bertrand Gervais que j'enseigne - manifestement pas assez. J'ai voulu mettre de l'ordre dans ma demeure à défaut de pouvoir en mettre dans ma poitrine. Je me suis laissé happer par le quotidien, par l'ampleur de l'inutile. J'ai tendu mon miroir à mon adorable C., ne voyant pas qu'il s'agissait d'un mur me coupant de sa douleur. Parce que tous les vers ne reviennent pas à la même vitesse vers la lumière. Certains se dépêchent de revenir y chercher l'autre partie de soi qui est disparue; d'autres sont incapables de tolérer le soleil qu'on leur inflige et risquent de sécher à mort si on leur impose trop vite le retour de la lumière.
Aujourd'hui, le ver que je suis cherchait un miroir. Je me suis fait prendre au piège. J'ai imité la mère de Lance, le suicidaire de Gazole, ce petit roman sombre de Bertrand Gervais que j'enseigne - manifestement pas assez. J'ai voulu mettre de l'ordre dans ma demeure à défaut de pouvoir en mettre dans ma poitrine. Je me suis laissé happer par le quotidien, par l'ampleur de l'inutile. J'ai tendu mon miroir à mon adorable C., ne voyant pas qu'il s'agissait d'un mur me coupant de sa douleur. Parce que tous les vers ne reviennent pas à la même vitesse vers la lumière. Certains se dépêchent de revenir y chercher l'autre partie de soi qui est disparue; d'autres sont incapables de tolérer le soleil qu'on leur inflige et risquent de sécher à mort si on leur impose trop vite le retour de la lumière.
***
Je me suis cru fort. Je me suis regardé aller, après le décès tout aussi inattendu et frustrant de ma mère, il y a presque 9 mois. Je me suis vu aimer encore plus les miens; façonner du mieux que je le peux un autre humain; écrire à un rythme que je ne me connaissais pas; faire encore plus de musique pour renoncer au silence.
Je me suis cru fort. J'ai mis mon miroir en place pour bien m'y voir la face et pour ne jamais perdre de vue ce qui filait, derrière moi, dans le rétroviseur. J'ai cru que rien de bien menaçant pouvait se terrer au-delà de ce miroir. J'ai cru que j'avais évité la dérive de mon père et les démons de mon frère.
En clair, j'ai vu mon père pleurer sa femme; je l'ai vu, il y a encore deux semaines, furieux d'avoir à se reconstruire une existence. J'ai vu mon frère dans tout ce qu'il regorge de courage, l'ai vu combattre les images d'une mère agonisante, l'ai vu tenter de séduire le sommeil chaque soir, angoissé à l'idée d'être visité par le faciès souffrant de ma mère et le deuil d'avoir perdu sa meilleure amie, son modèle. Je me suis vu continuer, m'étonnant discrètement d'avoir traversé la brousse sans retenir trop de chardons.
La mort de Marylène me pète le miroir en pleine face. Me fait voir en kaléidoscope ce qu'il reste de moi. Me montre que, si j'ai planté ce miroir devant ma face, c'était pour ne pas voir plus horrible encore que ce qui s'éloignait derrière moi.
Depuis ma mère, je combats la peur terrible de perdre mon adorable C. Parce que je vois depuis 9 mois mon père essayer de s'engendrer lui-même à nouveau; je le vois désamarré, évitant chaque jour un peu moins le naufrage.
Je me vois paniquer chaque fois que mon adorable C. a mal au ventre. Chaque fois qu'elle a mal à la tête. Chaque fois qu'elle se sent fatiguée.
Je me suis cru fort. Je n'ai pas senti grouiller en moi les effets de la disparition de ma mère.
Depuis Marylène, je pense à Étienne, le pire d'entre tous. Un gars que je ne connais que de vue, pas même de voix. Une version plus jeune de mon père, une version à laquelle je refuse de croire. Un calque que je veux garder loin de moi. Parce que je ne me veux pas dans sa peine, dans son désarroi. Son fils d'un an s'en remettra; lui n'a pas eu le temps de voir ce dont était capable la femme qui a cessé de choisir la vie la semaine dernière.
Parce que ce qu'il y a de pire après la mort, c'est qu'il reste des vivants.
Mon miroir éclaté m'ouvre le ventre en kaléidoscope, me révèle ma plus terrible peur, dévie la lumière vers ma force défigurée. C'est mon angoisse de perdre qui hurle en filigrane quand je crie ma hâte que revienne le soleil. Sache-le, mon adorable C.
J'ai cru être prêt pour la lumière; sans m'en rendre compte, je suis un ver qui tâte encore sa douleur à la recherche de cette partie dont on l'a dépossédé. Je me regarde les pieds et les mains, je regarde le quotidien, pour me convaincre que rien n'a changé, que tout est encore en place. Je respire l'arôme de la mort qu'a laissé sur moi une Marylène que je ne connaissais pas assez, parce que mes sens ne sont plus d'aucun secours pour tenter de la saisir, elle.
Je pense à Étienne derrière Marylène. Je pense à Étienne après Marylène. Parce que je sais qu'à sa place je serais vide.
SL
Je me suis cru fort. Je me suis regardé aller, après le décès tout aussi inattendu et frustrant de ma mère, il y a presque 9 mois. Je me suis vu aimer encore plus les miens; façonner du mieux que je le peux un autre humain; écrire à un rythme que je ne me connaissais pas; faire encore plus de musique pour renoncer au silence.
Je me suis cru fort. J'ai mis mon miroir en place pour bien m'y voir la face et pour ne jamais perdre de vue ce qui filait, derrière moi, dans le rétroviseur. J'ai cru que rien de bien menaçant pouvait se terrer au-delà de ce miroir. J'ai cru que j'avais évité la dérive de mon père et les démons de mon frère.
En clair, j'ai vu mon père pleurer sa femme; je l'ai vu, il y a encore deux semaines, furieux d'avoir à se reconstruire une existence. J'ai vu mon frère dans tout ce qu'il regorge de courage, l'ai vu combattre les images d'une mère agonisante, l'ai vu tenter de séduire le sommeil chaque soir, angoissé à l'idée d'être visité par le faciès souffrant de ma mère et le deuil d'avoir perdu sa meilleure amie, son modèle. Je me suis vu continuer, m'étonnant discrètement d'avoir traversé la brousse sans retenir trop de chardons.
La mort de Marylène me pète le miroir en pleine face. Me fait voir en kaléidoscope ce qu'il reste de moi. Me montre que, si j'ai planté ce miroir devant ma face, c'était pour ne pas voir plus horrible encore que ce qui s'éloignait derrière moi.
Depuis ma mère, je combats la peur terrible de perdre mon adorable C. Parce que je vois depuis 9 mois mon père essayer de s'engendrer lui-même à nouveau; je le vois désamarré, évitant chaque jour un peu moins le naufrage.
Je me vois paniquer chaque fois que mon adorable C. a mal au ventre. Chaque fois qu'elle a mal à la tête. Chaque fois qu'elle se sent fatiguée.
Je me suis cru fort. Je n'ai pas senti grouiller en moi les effets de la disparition de ma mère.
Depuis Marylène, je pense à Étienne, le pire d'entre tous. Un gars que je ne connais que de vue, pas même de voix. Une version plus jeune de mon père, une version à laquelle je refuse de croire. Un calque que je veux garder loin de moi. Parce que je ne me veux pas dans sa peine, dans son désarroi. Son fils d'un an s'en remettra; lui n'a pas eu le temps de voir ce dont était capable la femme qui a cessé de choisir la vie la semaine dernière.
Parce que ce qu'il y a de pire après la mort, c'est qu'il reste des vivants.
Mon miroir éclaté m'ouvre le ventre en kaléidoscope, me révèle ma plus terrible peur, dévie la lumière vers ma force défigurée. C'est mon angoisse de perdre qui hurle en filigrane quand je crie ma hâte que revienne le soleil. Sache-le, mon adorable C.
J'ai cru être prêt pour la lumière; sans m'en rendre compte, je suis un ver qui tâte encore sa douleur à la recherche de cette partie dont on l'a dépossédé. Je me regarde les pieds et les mains, je regarde le quotidien, pour me convaincre que rien n'a changé, que tout est encore en place. Je respire l'arôme de la mort qu'a laissé sur moi une Marylène que je ne connaissais pas assez, parce que mes sens ne sont plus d'aucun secours pour tenter de la saisir, elle.
Je pense à Étienne derrière Marylène. Je pense à Étienne après Marylène. Parce que je sais qu'à sa place je serais vide.
SL