Rechercher dans ce blog

vendredi 9 novembre 2007

(con)Doléances régionales

Le Quotidien de Chicoutimi annonce aujourd’hui que le Père Noël passera avant le 25 décembre. En effet, quelques médecins de l’hôpital L’Enfant-Jésus de Québec sont appelés en renfort et consentent à donner 2-3 jours par semaine à l’hôpital de Chicoutimi d’ici les Fêtes. Le gars de région que je suis ne peut que se réjouir d’une telle nouvelle. C’est le fun de savoir que l’autoroute qui traversera le parc des Laurentides jusqu’à Chicoutimi, dans quelques années, ne servira pas qu’à faire fuir à plus grande vitesse les jeunes de là-bas. La pénurie de médecins est un problème criant dont j’ai été témoin de visu. Mes parents, au Lac-Saint-Jean, ont dû parcourir plus de 40 kilomètres pour se trouver un nouveau médecin de famille, il y a quelques années.

Le docteur Gaétan Barrette, président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, fier d’annoncer la collaboration de L’Enfant-Jésus, affirme que c’est à Chicoutimi qu’on trouve « le problème le plus grave de pénurie au Québec. Ce n'est pas en en prenant ailleurs qu'on va le régler ».

Autrement dit, on met un cataplasme sur une jambe de bois.

Ironie du sort, cette nouvelle paraît le 9 novembre, date anniversaire du décès de mon oncle Normand, il y a 12 ans. Mort d’un cancer de l’estomac. Il est fort, le cancer. C’est le salaud des salauds. Le seul qui sera parvenu à venir à bout de mon oncle Normand, « le tough des tough », pour paraphraser Dédé Fortin. Mon oncle Normand, il a travaillé dans les chantiers ; il y a même laissé un œil : d’aussi loin que je me souvienne, je l’ai toujours connu avec son œil de vitre. Mon oncle Normand, il aura travaillé jusqu’à sa mort pour l'usine Donohue à Notre-Dame-de-la-Doré le village natal du poète Gilbert Langevin. Comme Langevin, mon oncle Normand aura été un bâtisseur, lui aussi. Le bois, il en faisait ce qu’il voulait. Il tenait ça de son père (mon grand-père maternel), Rosaire. C’est mon oncle Normand qui m’a conçu un tacot en bois avec essieu articulé, quand j’étais ti-cul. Quelques heures et c’était réglé. Il rirait de son rire gras, mon oncle Normand, aujourd’hui, s’il voyait que son neveu a remis à l’an prochain la rénovation de son perron de 4 pieds par 8 pieds parce que pour ledit neveu, c’est un défi plus grand que d’écrire un texte sans faute. C’est aussi mon oncle Normand qui a conçu en quelques minutes le lutrin de bois massif que j’utilise encore aujourd’hui, 25 ans plus tard, quand je pratique mon instrument.

À sa mort, le 9 novembre 1995, mon oncle Normand a laissé dans le deuil sa femme, ses deux gars, ses petits-enfants, mais aussi mon père. Mon oncle Normand, c’était le meilleur ami de mon père ça, je l’ai appris tout récemment, il y a moins d’un an. Parce que mon père n’a jamais montré que la mort de son ami lui faisait mal. Qu’il s’ennuyait de ne plus recevoir la visite de Normand, chaque vendredi soir. Il n’a jamais avoué devant moi que ça lui manque que mon oncle Normand vienne empester la maison familiale de sa fumée de cigarette. Parce que mon père aimait voir mon oncle animer la soirée, faire rire le monde, sacrer comme un gars de chantier ce qu’il avait été, de toute façon , et surtout jouer de l’accordéon, quitte à ce que la maison soit enfumée. Parce que mon père doit trouver aujourd’hui que ça ne sent plus assez la cigarette le vendredi soir.

Après le décès de mon oncle Normand, mon père n’a eu pour commentaire que d’affirmer, en désignant du menton les quatre murs de sa maison, qu’« il y a beaucoup de lui, ici d’dans ». Il faisait ce qu’il voulait avec le bois, mon oncle Normand, je vous dis. Il a mis à contribution plus d’une fois ses talents de rénovateur, entre autres, au profit de mes parents. Lorsqu’il a donné une cure de jouvence à ses armoires de cuisine dernièrement, mon père a dû je parierais là-dessus s’imaginer la facilité avec laquelle mon oncle Normand se serait acquitté de cette tâche. Les yeux même celui en vitre fermés.

Mon oncle Normand portait en lui deux essences qu’on ne trouve dans aucun type de bois : la générosité et l’abnégation. Sur son lit d’hôpital, le jour où il y est entré pour ne plus en ressortir, il a confié à sa femme le regret de ne pas pouvoir, ce jour-là, aller ramoner la cheminée d’Untel, à qui il avait promis de le faire. Même ça ; il faisait même ça, en plus de tout le reste.

Il y a un nœud, par contre, qu’il n’aura pas réussi à vaincre : accepter sa maladie. La laisser s’insinuer hypocritement en lui, s’abandonner à cette possession sournoise qui allait le déposséder, à 57 ans, de tout ce qu’il avait de plus cher. Et cette impossibilité d’accepter qu’il allait mourir, il n’a jamais dû l’avoir collée en pleine la face autant que ce jour de septembre 1995 où il a dû parcourir les quelque 300 kilomètres qui séparent Notre-Dame-de-la-Doré de Québec. Parce que c’est dans la Capitale que mon oncle Normand est venu apprendre qu’il ne verrait pas sa retraite. Moi, je suis venu à Québec apprendre mon métier, apprendre l’amour, apprendre ce que je veux de ma vie pour les prochaines décennies ; mon oncle Normand, lui, est venu à Québec se faire montrer de quoi il allait mourir.

Parce qu’au Lac-Saint-Jean, on manquait de spécialistes. Sinon, s’est-il sûrement dit, on ne lui aurait pas demandé de faire 600 kilomètres aller-retour dans l’angoisse d’apprendre, à l’aller, et dans l’angoisse de savoir, au retour. Parce que plus encore que les images d’horreur que m’ont raconté les sœurs de mon oncle Normand (dont ma mère) à propos de son déclin rapide, c’est l’image de cet homme vidé de son entrain, asséché de l’amour du bois et des autres, dépouillé de sa vie, qui doit seul, même sans sa femme, traverser le parc des Laurentides quelques heures après avoir appris que ce sera la dernière fois, que les 24 images/seconde du rouge et jaune de la forêt qui défile de chaque côté de lui, elles s’éloignent pour ne pas revenir c’est cette image, bref, qui me hante encore et m’attriste.

Mon oncle Normand serait mort quand même du cancer de l’estomac. C’est sûr. Seulement, si le Lac avait détenu son lot de spécialistes, on l’aurait exempté de 600 kilomètres d’un stress qu’il ne pouvait pas se permettre, déjà à ce moment.

Serge Lemelin, l’auteur de l’article du Quotidien, indique que Chicoutimi attend aussi des nouvelles du CHUL, qui pourrait contribuer à son tour à panser quelques-unes des plaies de la région.

J’espère seulement que la nouvelle quelle qu’elle soit ne paraîtra pas dans le journal du 4 mars prochain. Ce jour-là marquera le cinquième anniversaire de la mort de mon oncle Joachim, mort du cancer du foie, celui-là. Lui aussi, il est allé apprendre ailleurs qu’il abandonnerait son chum mon père , les vendredis soirs.


SL

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Si ton oncle pouvait te lire, il serait fier de toi. Bon texte. Tu écris bien. Ça doit être dans ta nature!

Steve Laflamme a dit…

Merci. Dommage que je ne connaisse pas le nom de ceux qui m'écrivent !

SL

Anonyme a dit…

Le pire, c'est qu'il n'était pas seul, ton oncle.
Il a fait 600 kilomètres en tête à tête avec la mort, qui est une sale passagère, stressante, intimidante, déstabilisante, enrageante, ...

On parle beaucoup des problèmes dans le réseau de la santé, des listes d'attente trop longues, par exemple. Mais lui redonner un peu d'humanisme, c'est aussi ça : empêcher qu'un homme égrène seul, comme ça, les kilomètres comme autant de grains de chapelet, dans l'angoisse et le parfum amer de la fin. Y a-t-il un médecin dans la salle ? Dans la région ? Voilà la question !
Quel beau texte, touchant. Élevant. Bellement critique.

Continue...

Chantale

Anonyme a dit…

Ton texte m'a beaucoup touché. En ayant fait partie de ta vie un bout, je peux comprendre la tristesse qui a habité toi et ta famille.
Évidemment que le bout sur le manque de médecin me touche aussi, car toute ma famille est toujours dans cette région, et il ce peut bien que je ne passe pas à coté de cette triste réalité.
San!